Transcription épisode 6
Ceci est la transcription de l’épisode 6 de Nolotec Podcast.
Comme nous avons pu l'aborder dans les épisodes précédents, les projets de développement d'ordinateur évoluent constamment chez Apple. Il est courant que les idées de départ ne correspondent peu ou pas du tout au produit final. C'est le cas aussi pour le projet Macintosh qui connaîtra un développement long et chaotique. D'ailleurs, le Macintosh sera connu comme l'ordinateur de Steve Jobs, or il n'est pas l'homme qui va créer le projet. Avant de prendre sa tête, il essaiera d'ailleurs, à plusieurs reprises, d'annuler le projet Macintosh, le trouvant inutile et le considérant comme une perte de temps.
Le créateur du projet Macintosh s'appelle Jef Raskin. C'est un vrai personnage : il est professeur d'informatique, ainsi que de musique et de graphisme. Son conseiller d'orientation a dû oublier de lui demander de se concentrer dans une seule voie. Dans une autre vie, il a aussi été chef d'orchestre pour musique de chambre et a fait du théâtre de rue. Sa thèse de fin d'étude, en 1967, porte sur la nécessité de faire évoluer l'interface utilisateur sur les ordinateurs. Il y défend la thèse que l'interface doit être graphique et non basé sur le texte utilisant des commandes complexes à apprendre par cœur. Rappelons qu'il écrit cela en 1967, époque où l'ordinateur personnel n'existe pas, il est déjà donc très en avance sur son temps.
Quand il en a eu marre d'enseigner, il a loué une montgolfière pour voler au-dessus de la maison du président de l'université pour lui hurler sa démission. Une simple lettre aurait fait l'affaire mais cela manque de panache. J'avais prévenu que c'est un vrai personnage.
Dans les années 60, il fait parti de la scène artistique d'avant-garde new-yorkaise puis il passe un peu temps à Xerox Parc dans les années 70. Comme Jobs et Woz, il fait parti du Homebrew Computer Club, c'est comme cela qu'il y croise les co-fondateurs et leur Apple I.
Il entre au tout début de l'aventure Apple en janvier 1978 comme employé numéro 31. Il a alors 34 ans. Il fait office de sage avec toute son expérience, sa barbe et son crane qui se dégarnit. D'autant plus quand on s'aperçoit qu'il a généralement au moins 10 ans de plus que tous les autres employés. Son travail consiste au début d'écrire le manuel pour le langage de programmation Basic de l'Apple II. Son travail est tellement apprécié qu'il devient le chef du service publication d'Apple puis il migre dans le département logiciel.
C'est au printemps 1979 que Markkula lui demande de travailler sur un projet de console de jeu de moins de 500$. En effet, la première génération de console de jeu arrive sur le marché avec un certain succès, notons par exemple l'Atari 2600 sorti fin 1977. Markkula pense qu'il y a un marché pour un produit moins cher que l'Apple II permettant ainsi d'étendre la gamme avec un futur Apple III et Lisa plus chers et tournés vers le marché professionnel.
Raskin n'est pas emballé par le projet mais lui propose une autre idée : un ordinateur pour le grand public, lui aussi avec un prix plafond de 500$. Markkula est intrigué par le concept et lui demande de creuser le sujet. Au bout de quelques semaines, Raskin revoit Markkula et lui présente ses idées pour un faire un ordinateur pour les PITS : Person In The Street. Il regroupe toutes ses réflexions dans un livre qu'il appellera The Book of Macintosh. Il y défend l'idée que, pour démocratiser l'informatique, il faut proposer un ordinateur le moins cher possible tout en étant facile d'utilisation. Ce n'est qu'en faisant cela que l'informatique pourra se démocratiser et toucher le plus grand nombre.
Mike Markkula accepte de lancer le projet en septembre 1979. Raskin embauche alors quatre personnes pour démarrer. Parmi eux, Bill Atkinson, qui est un ancien étudiant de Raskin, et Burrell Smith qui travaillait sur l'Apple II et que, bien que technicien de bas niveau, a montré de grandes qualités de concepteur semblables à celles de Woz.
Raskin pense faire un ordinateur qui se base sur l'architecture de l'Apple II avec un écran de 9 pouces en noir et blanc. Il trouve que l'Apple II est trop complexe pour le grand public, notamment parce qu'il est possible de l'ouvrir afin d'ajouter des cartes d'extension. De plus, son interface à l'aide d'un terminal utilisant des commandes est beaucoup trop difficile pour le commun des mortels. Raskin pense qu'un ordinateur grand public doit être complètement fermé, tout-en-un, avec un écran et un clavier intégré, non détachable. Aucun port d'extension ne sera fourni, même si des ports externes sont disponibles. Il pense tellement au principe du tout-en-un qu'il prévoit éventuellement d'intégrer une imprimante et une batterie pour deux heures d'utilisation. En effet, il pense que son ordinateur sera tellement addictif que les clients ne voudront jamais s'en séparer et l'emmèneront partout avec eux.
Pour faciliter le transport, le clavier, non détachable, peut se refermer sur l'écran. L'intégration totale doit aller jusqu'aux logiciels qui seront directement enregistrés dans des puces internes. L'ordinateur doit être tellement simple qu'il n'aurait besoin que d'un tout petit manuel d'utilisation. Enfin, l'ordinateur doit être abordable avec un prix de 500$. Raskin pense le sortir en septembre 81 pour être prêt pour Noël. Il anticipe une baisse de prix pour arriver à un prix final de 300$ dans les 18 mois suivant la sortie.
Jobs, de son côté, n'est pas emballé, mais alors pas du tout. Il n'arrête de dire à qui veut l'entendre que le concept est pourri et que ça ne marchera jamais. Pendant deux ans, il fera tout pour que le projet soit abandonné.
Jef Raskin pense qu'il est plus important de proposer un choix de couleur pour le casier plutôt que d'avoir le choix sur la quantité de RAM. En cela, il anticipe le succès de l'iMac 15 ans plus tard avec son casier coloré. Le Macintosh aura donc qu'une seule configuration.
Raskin croit dur comme fer que l'ordinateur sera un élément indispensable dans chaque foyer. En cela, il rejoint Bill Gates qui répète constamment la phrase suivante : un ordinateur sur chaque bureau et dans chaque foyer (et il rajoute : faisant fonctionner des logiciels Microsoft, on ne devient pas l'homme le plus riche du monde par hasard). Enfin, Raskin veut fabriquer un ordinateur tellement facile à utiliser qu'il devient addictif. Là aussi, il fait preuve de prescience, nous ne pouvons aujourd'hui que constater à quel point les smartphones et tablettes sont effectivement addictifs.
Raskin fait souvent le lien avec des produits de grande consommation comme une télévision ou un grille-pain. Ce sont des produits technologiques relativement complexes mais ils sont simples à utiliser. Personne n'a besoin de les ouvrir pour les manipuler. C'est aussi comme cela qu'il conçoit le Macintosh : comme un produit de tous les jours.
Jusqu'en 1981, c'est un projet mineur, presque une sorte de laboratoire de recherche de quatre personnes qui a failli, à de multiples reprises, être annulé.
L'équipe Macintosh travaille dans une ambiance bonne enfant. Raskin est passionné par les jouets et les avions radiocommandés. Il n'est pas rare que des voitures télécommandées passent sous les bureaux ou que toute l'équipe se retrouve dehors pour regarder décoller la dernière acquisition de Raskin. Régulièrement, la journée est ponctuée par des pauses à cause de batailles à l'aide de pistolets Nerf qui envoie des balles en mousse. A tel point que les développeurs se barricadent avec du carton pour avoir une couverture lors des attaques. Comme chez Xerox Parc, on retrouve un peu partout des gros poufs confortables.
Raskin pousse ses camarades à être créatif. Régulièrement, des jeux soient organisés où Raskin lui-même est l'organisateur en chef. Il met en place des concerts impromptus, les bureaux regorgeant de ses nombreux instruments de musique.
Le nom Macintosh
Depuis le début, quand un projet est lancé, c'est la tradition chez Apple de lui donner un nom féminin, comme le projet Sara qui deviendra l'Apple III ou le Lisa. Raskin, quant à lui, dédaigne cette tradition qu'il juge sexiste. Il a d'autant plus raison quand Markkula lui propose de nommer le projet Annie, qui vient directement du prénom d'un personnage de bande dessinée qui a comme particularité une poitrine particulièrement développée.
Non, décidément, Raskin ne veut pas de ce nom. Il préfère donner le nom de la variété de pomme qu'il préfère, la McIntosh. Il a été dit que Raskin a fait une faute de frappe en appelant le projet Macintosh avec un A entre le m et le C. Ce serait une erreur de croire cela. Raskin n'est pas le genre à faire ce genre de faute, je rappelle qu'il a été à la tête du département responsable de la publication des manuels. C'était donc en quelque sorte son travail, entre autre, de traquer les fautes de frappes.
Il a intentionnellement altéré l'orthographe du mot car McIntosh est aussi un nom utilisé par une entreprise spécialisée dans le matériel audio haut de gamme. Raskin est musicien donc il connait évidemment cette marque. Il a changé l'orthographe afin qu'Apple ne soit pas poursuivi si jamais le nom allait être connu. Cependant, au départ, Macintosh n'est pas le nom de l'ordinateur, juste un nom de code pour le projet en attendant que le marketing trouve un nom pour le produit final.
Malgré tout, Apple veut déposer le nom, au cas où. Malheureusement, quand ils le font, la demande est refusée logiquement. La raison est que le nom est trop proche, tant au niveau phonétique qu'au niveau de l'orthographe avec une seule lettre de différence, de la marque de la société Hi-Fi. Ce n'est pas le genre de chose qui va arrêter Steve Jobs qui s'empresse d'envoyer une lettre au CEO de McIntosh, Gordon Grow, afin de demander l'utilisation du nom, argumentant qu'un ordinateur n'est pas en concurrence directe avec du matériel audio. D'autant moins qu'à l'époque, les capacités techniques concernant le son des ordinateurs étaient extrêmement limitées. Néanmoins, le CEO de McIntosh refuse.
Apple pense alors à utiliser un autre nom et l'idée germe d'utiliser le terme MAC qui aurait été un acronyme pour Mouse Activated Computer : ordinateur manipulé par une souris. Les membres de l'équipe Macintosh, toujours prêts à se moquer, vont parler plutôt de « Meaningless Acronym Computer » : ordinateur avec un acronyme ne voulant rien dire.
Heureusement, après de longues et âpres négociations, Apple récupère le droit d'utiliser le nom Macintosh pour son ordinateur, et cela pour un montant inconnu. La société doit aussi négocier l'utilisation du nom avec l'entreprise Mackintosh, qui produit des manteaux.
Transfuge
En parallèle du développement du Macintosh, l'équipe Lisa est elle aussi en plein travail. Alors qu'il a été muté dans l'équipe depuis moins de 9 mois, Jobs est viré de l'équipe Lisa sans ménagement (voir épisode précédent). Afin de lui trouver une occupation (et de le calmer), Jobs est chargé par son CEO de faire la communication autour de l'entrée en bourse d'Apple. Il devient alors la figure publique de l'entreprise. Quand il revient, il n'est toujours pas calmé et a du mal à digérer l'humiliation. Il jure de faire payer l'équipe Lisa, il cherche un moyen de se venger.
Il porte alors son attention sur l'équipe Macintosh qui a tout pour lui plaire : c'est une petite équipe et elle est constituée de personnes talentueuses. Burrell Smith lui fait penser au Woz des grands jours et Atkinson est un développeur génial qu'il a connu dans l'équipe Lisa et qu'il l'admire.
Jobs pense alors à faire du Macintosh un concurrent du Lisa afin de le ridiculiser en faisant un meilleur ordinateur pour moins cher. La direction accepte de le muter dans l'équipe Macintosh, qui a l'avantage d'être dans un bâtiment loin du bâtiment central, permettant ainsi d'éloigner physiquement Jobs. En effet, il devient de plus en plus incontrôlable. Il s’est aliéné la plupart des personnes de l’équipe Lisa et de l'équipe Apple III. Cela fait deux projets que Jobs fait échouer : le mettre dans l’équipe Macintosh permet à la direction de s’en débarrasser et de limiter les dégâts, l’équipe étant toute petite et n'ayant pas d'importance stratégique.
Au début, Raskin et Jobs ont des responsabilités bien définies. Jobs s'occupe du matériel et Raskin du logiciel. Jobs récupère des ingénieurs comme Rod Holt qui a créé l'alimentation de l'Apple II, Jerry Manock qui a fait le casier de l'Apple II et Dan Kottke, son ami de l'université ayant debuggé l'Apple I et l'Apple II. Raskin est presque optimiste, après tout il est plus intéressé par l'interface que par le matériel donc cela ne le gène pas que Jobs s'en occupe. En plus, avec sa présence, le Macintosh a plus de chance de voir le jour et d'avoir un budget conséquent. Il n'aura plus à se battre pour que le projet ne soit pas abandonné.
Cependant, le choix du matériel a des conséquences sur le logiciel et sur le prix final. Ainsi, Jobs et Raskin n'arrêteront pas d'entrer en conflit.
Jobs veut donc que le Macintosh soit une sorte de Lisa, avec le même type d'interface graphique et manipulé par une souris. Raskin déteste la souris. Il avait prévu quant à lui une interface éventuellement manipulée par un stylet ou un joystick. Cependant, voyant qu'il perdrait le combat, il va tout faire pour la rendre la plus simple possible, notamment en faisant en sorte qu'elle n'ait qu'un bouton, contrairement aux 3 de l'Alto.
Partir des possibilités et non du prix
Jobs commence à perdre patience avec Raskin. Il pense que les contraintes de prix sont trop grandes et qu'il faudrait que Raskin essaie de faire le meilleur ordinateur possible. Il lui demande même plutôt de lister toutes les capacités de l'ordinateur, sans se soucier du prix. Raskin, qui commence à avoir plein le dos de Jobs, lui répond sarcastiquement dans un mémo tout ce qu'il attend d'un ordinateur : un écran couleur haute résolution, une imprimante couleur imprimant à la vitesse d'une page par seconde, un accès illimité au réseau ARPANET (ancêtre d'Internet), et enfin la capacité de reconnaître la parole et de synthétiser la musique. Il termine son mémo ainsi : "Commencer par les capacités souhaitées est un non-sens. Il faut commencer à la fois par un objectif de prix, et un ensemble de capacités, et garder un œil sur la technologie d'aujourd'hui et du futur immédiat." Raskin est un des rares à être immunisé contre le champ de distorsion de réalité de Jobs. Evidemment, la guerre entre les deux ne pourra pas durer éternellement.
Champ de distorsion de réalité
Vous vous demandez peut-être ce qu'est un champ de distorsion de réalité contre lequel Raskin semble être immunisé. Il se trouve que quand les nouvelles recrues arrivent dans l'équipe Macintosh, ils sont prévenus d'un phénomène étrange concernant Jobs. Il n'accepte aucun fait qui pourrait être contraire à ce qu'il dit ou croit. Bud Tribble le décrit en prenant un épisode de Star Trek comme référence (évidemment, on est dans un monde de geek, même de proto-geek). Dans cet épisode, appelé Menagerie, les extra terrestres créent leur propre monde, leur propre réalité, juste avec leur force mental. Tribble dit que Jobs, à l'instar de ces extra terrestres, a un champ de distorsion de réalité. En sa présence, la réalité est malléable et il peut convaincre n'importe qui de n'importe quoi. Quand il n'est plus là, tout s'estompe et du coup, il est difficile d'avoir un échéancier crédible.
Comment fonctionne ce fameux champ de distorsion de réalité que Jobs gardera jusqu'à sa mort ? C'est un fin mélange de charisme, d'éloquence, de charme, d'une volonté indomptable et d'une envie de modifier les faits à ses fins.
Le pire dans tout cela est que ce champ de distorsion de réalité fonctionne même si on n'en a conscience.
Quand Jobs remplace les sodas gratuits à volonté dans le frigo par des jus de fruits fraichement pressés, un employé fera des T-Shirt avec au recto “Reality Distortion Field,” et au verso “It’s in the juice!” : c'est dans le jus, comme si Jobs, tel un gourou, leur faisait boire un elixir les rendant tous dociles.
Il est tellement difficile de résister au pouvoir de Jobs que certains réfléchissent à un moyen de le contrer. C'est le cas de Burrell Smith qui veut démissionner en 1985. Cependant, il a peur que le charisme de Jobs le fasse changer d'avis. Et puis un jour, il annonce à ses collègues qu'il a trouvé comment faire. Je cite : "j'ai trouvé. Je connais le moyen parfait de démissionner qui annulera le champ de distorsion de la réalité. Je vais entrer dans le bureau de Steve, ouvrir ma braguette et pisser sur son bureau. Que pourrait-il répondre à ça ? C'est garanti que ça va marcher."
Ses collègues sont hilares mais pense que même lui n'aura pas le courage de faire ce genre de chose. Jusqu'au jour où Smith annonce à son manager qu'il démissionne et prend rendez-vous pour voir Steve Jobs.
Le co-fondateur d'Apple, derrière son bureau, le regarde avec un petit sourire aux lèvres et lui dit : "alors, tu vas le faire ? Tu vas vraiment le faire ?". Apparemment, Jobs a eu vent de la technique infaillible de Smith et il est réellement de curieux de voir s'il ira jusqu'au bout. Smith lui répond alors : "est-ce que je dois le faire ? Je le ferai si je le dois". Heureusement, il n'aura pas à le faire. Le bureau est sauvé et restera sec.
Le comportement atypique de Jobs n'a pas que des côtés négatifs. Cela permet aux personnes de l'équipe de se dépasser, de faire des choses qu'elles croyaient impossibles.
Autre spécificité de Jobs, il peut d'un coup être très enthousiaste à propos d'une idée pour le lendemain la traiter d'idée la plus stupide du monde. Et le contraire est aussi vrai : une idée qu'il considère merdique un jour peut être fantastique le lendemain. Il a aussi la fâcheuse habitude de prendre l'idée d'une personne pour, une semaine plus tard, la proposer en disant que c'est la sienne, sans se rendre compte de sa méprise puisqu'il la proposera à cette même personne qui en est à l'origine.
L'équipe Macintosh apprend au fur et à mesure à travailler avec le comportement volcanique de Jobs, ne prenant pas ses remarques acerbes au sérieux. D'ailleurs, seuls restent ceux qui savent faire le tri, ceux qui ne le peuvent pas quittent rapidement le navire.
Cependant, le côté passionné de Jobs peut avoir des avantages. Par exemple, afin de développer la partie logiciel du Mac, il faut avoir un Lisa. Or, le Lisa n'en est encore qu'au stage de prototype et ils sont plutôt rares. Quand Bruce Horn, développeur nouveau venu dans l'équipe, se plaint de ne pas avoir de Lisa, Jobs décide de prendre les choses en main. Bruce Horn reçoit une note de la part de Jobs lui indiquant un bureau dans lequel se trouve un Lisa pour lui. Horn s'empresse d'y aller, débranche le Lisa et le récupère. Cependant, il a un doute. Il semble que c'est un bureau occupé et il a peur de faire une erreur en prenant l'ordinateur de quelqu'un. Il vérifie la note et il est bien dans le bon bureau. Le bureau de John Couch, le chef de projet du Lisa.
Jobs l'a envoyé voler l'ordinateur du patron du Lisa, son grand ennemi du moment. On ne peut qu'imaginer Jobs, souriant en pensant à Couch entrant dans son bureau, le lendemain matin, pour voir son ordinateur disparu. Quand je vous disais que Jobs est rancunier...
Guerres
Jobs et Raskin s'affrontent notamment sur le choix du processeur. Raskin veut utiliser le Motorola 6809 qui est très abordable alors que Jobs veut utiliser le même que celui du Lisa, c'est-à-dire le 68000 qui est bien plus cher mais aussi bien plus puissant. Cela lui permettra d'utiliser une interface graphique similaire au Lisa. Raskin veut une machine de moins de 1000$, Jobs veut juste la meilleure machine possible.
Burrell Smith arrive rapidement à faire un prototype avec le 68000 et Jobs gagne la partie. Cela permet au Macintosh d'avoir des graphismes haute résolution. Ce qui est intéressant, c'est que c'est Raskin qui est l'origine de la visite chez Xerox Parc qui va pousser Jobs à imposer l'interface graphique haute résolution. Par contre, Raskin est contre l'idée d'utiliser une souris.
Néanmoins, tout le monde au sein de l'équipe Macintosh pense que Jobs a raison dans ce cas et Raskin se sent trahi. Son bébé ne ressemble plus du tout à ce qu'il avait en tête au début du développement. Ce sera le monstre de Jobs.
Transformation
Raskin ne va quand même pas se laisser faire et se plaindra à de multiples reprises auprès de la direction, en vain. Il envoie notamment un mémo incendiaire de quatre pages à Mike Scott qui décrit en détail tous les problèmes qu’apporte le fait de travailler avec Jobs. Je cite, c'est Raskin qui décrit Steve Jobs :
- Il manque régulièrement des rendez-vous pris à l’avance
- Il agit sans réfléchir et prend des mauvaises décisions en conséquence
- Il ne reconnaît pas le travail d’autrui et en prend souvent le crédit
- Il critique les personnes et non leur travail
- Il prend des décisions absurdes et inutiles en essayant d’être paternel
- Il interrompt les personnes sans cesse et n’écoute pas
- Il ne tient pas ses promesses et ne respecte pas ses engagements
- Il prend des décisions sans concertation
- Ses estimations sont souvent beaucoup trop optimistes
- Il est souvent irresponsable
- Il est un mauvais manager de projets
Oui, pas de doute, c'est bien le Steve Jobs du début des années 80.
Suite au mémo, Mike Scott et Markkula demandent à Raskin et Jobs de venir les voir pour essayer d'arranger les choses et de trouver une solution. Encore une fois, sous pression, Jobs se met à pleurer. Cependant, Raskin et Jobs sont d'accord sur un point : ils ne peuvent pas travailler ensemble, c'est une certitude. Scott a humilié Jobs en l'enlevant de l'équipe Lisa, il pense que cette fois-ci il serait plus sage d'aller dans son sens. D'autant plus que le projet Macintosh est au final sans réelle importance. Raskin est sacrifié pour le bien d’Apple. Jobs, magnanime, lui propose tout de même d'écrire le manuel pour le Macintosh, après tout c'est Raskin qui a écrit le livre du Macintosh. Raskin lui répond qu'il peut écrire son propre manuel et se le mettre là où le soleil ne brille pas. N'oublions pas que Raskin est aussi un maître des mots.
Défait, Jef Raskin quitte l’équipe Macintosh en février 1981 et Apple en 1982. Juste avant qu'il ne parte, le Time doit choisir l'homme de l'année 1982. Pour cela, le journal envoie un journaliste faire le tour de l'équipe Macintosh et interviewer les développeurs, ainsi que Jobs. Tout le monde pense, Jobs le premier, que l'homme de l'année sera Steve Jobs. Cependant, en recevant le magazine, la surprise est totale : l'homme de l'année est l'ordinateur personnel. Dans les pages, on peut trouver alors de longues interviews des différents membres de l'équipe. Jef Raskin fait alors un petit cadeau d'adieu à Jobs sous la forme d'une citation, il dit je cite : "Steve Jobs aurait fait un excellent roi de France". Ce qui, dans la bouche d'un américain, est une belle insulte.
Au final, le départ de Raskin est tout de même un mal pour un bien. Il avait d'excellentes idées concernant ce que doit être un ordinateur grand public mais son inflexibilité aurait fini par produire une machine quelconque. Effectivement, si Apple avait suivi ses demandes, le Macintosh aurait été un ordinateur avec peu de mémoire (64ko), un processeur anémique qui a au moins une génération de retard, voir deux, sans lecteur de disquettes mais avec un lecteur de cassettes lent et peu fiable (tout cela afin d'être abordable), sans souris et avec un affichage pas aussi fin que le Macintosh de Jobs. Contrairement à Jobs, il aurait sans doute réussi à faire un ordinateur pour moins de 1000$ mais pas sûr que cette machine aurait eu du succès ou aurait eu un quelconque impact sur le marché.
Canon Cat
Comment pouvons-nous dire cela avec autant d'aplomb ? Tout simplement parce qu'en quittant Apple, Raskin va essayer d'imposer son idée originale chez un concurrent. C'est Canon qui va embaucher Raskin pour faire un ordinateur qui sera appelé le Canon Cat. Pourquoi Canon ? Car à l'époque, l'entreprise est un des plus grands producteurs de machine à écrire électronique, sorte d'ordinateur mais qui ne fait que du traitement de texte et le constructeur japonais comprend bien que la concurrence des ordinateurs personnels va, à terme, détruire totalement son marché.
La Canon Cat sort en 1987 pour un prix de 1495$. Le marketing de l'époque le décrit comme l'ordinateur créé par celui qui est à l'origine du Macintosh.
Le Cat ressemble beaucoup à l'idée originale du Macintosh. Il a un écran de 9 pouces monochrome, ne possède pas de souris, a un clavier intégré à l'ordinateur et est complètement fermé. Pour la navigation, le système utilise une touche Leaping qui permet de naviguer dans un document et de passer d'une application à une autre. En pressant la touche, vous pouvez taper des mots et le système vous amène où ce mot apparait, où qu'il soit. Ainsi, la touche Leaping correspond aux raccourcis clavier sans à avoir besoin de les retenir.
Malgré son lot d'innovation, le Canon Cat est un échec commercial. Selon certaines sources, seuls 20 000 exemplaires ont été vendus et il est retiré du marché abruptement au bout de 6 mois. Raskin pointe du doigt le marketing faiblard de Canon. En effet, la publicité TV produite n'a jamais été diffusée, ce qui aurait pu montrer à quel point l'ordinateur était facile à utiliser. D'autres parlent d'une guerre interne au sein de la société Canon entre l'équipe Cat et le département de production des machines de traitement de texte. C'est en effet les mêmes commerciaux qui vendent les machines de traitement de texte qui étaient censé vendre aussi le Canon Cat. On peut comprendre le manque de motivation.
Une autre raison, beaucoup plus subtile, ramène encore une fois Jobs au milieu de l'échiquier. En effet, il est alors à la tête d'une toute nouvelle entreprise appelé NeXT computer. Or, Canon cherche à investir dans la nouvelle start-up. Steve Jobs aurait alors demandé à Canon de tuer le Canon Cat sinon il n'accepterait pas d'investissement leur part. Le Canon Cat est sorti en 1987, en 1989 Canon investit 100 millions de dollars dans NeXT...
Le Canon Cat était une vision totalement différente de l'informatique que le Macintosh et le reste de l'informatique grand public. Le problème est que le Canon Cat était très bon pour tout ce qui est bureautique mais qu'il aurait eu beaucoup de mal avec l'évolution de la technologie avec la gestion du multimédia, Internet, le web puis le mobile. Ceci étant, on retrouve un peu le même principe de raccourcis clavier au centre de l'interface chez les BlackBerry de la grande époque.
Si vous voulez en savoir plus sur le Canon Cat, j'ai mis un lien sur le Canon Cat ainsi qu'une vidéo de promotion dans la description de l'épisode.
Après l'échec du Cat, Raskin revient à ses premiers amours en étant professeur à l'université de Chicago. Il en profite aussi pour écrire un livre, The Humane Interface, qui résume ses 30 années de réflexion concernant l'interface homme-machine, quelle que soit la machine.
Il meurt à 61 ans en 2005.
Bien que le Macintosh sous la houlette de Jobs sera bien différent de sa vision, Raskin est bien le créateur du Macintosh et certaines de ses idées sont restées. Le Macintosh est bien un ordinateur tout-en-un, totalement fermé, facile à utiliser et produit à grande échelle. C'est aussi Raskin qui forme la très talentueuse équipe de départ avec Bill Atkinson, Burrell Smith, Bud Tribble, Joanna Hoffman et Brian Howard qui resteront jusqu'au bout pour livrer la version finale.
Hertzfeld dira que si Jef Raskin n'est pas le père du Macintosh, il est plus son grand oncle excentrique.