Transcription épisode 12

Ceci est la transcription de l’épisode 12 de Nolotec Podcast.

Les débuts de Spindler

La carrière de Michael Spindler chez Apple commence en 1980. Il est alors responsable du marketing de la marque au niveau européen. Il va appliquer une stratégie innovante de glocalisation, c'est-à-dire une stratégie globale (par exemple au niveau de l'offre et du prix des produits) mais qui laisse une certaine liberté au niveau local, notamment au niveau de la communication. C'est ainsi par exemple qu'Apple France, sous la coupe de Jean-Louis Gassée, a pu changer l'axe de communication du Mac qui était autour de l'idée du livre de 1984. Gassée décide de changer cela car le livre est peu connu en France en proposant un slogan "Il était temps qu’un capitaliste fasse une révolution". Voir épisode 9.

Grâce au succès d'Apple Europe, Spindler est promu au sein de la maison mère en 1990 pour devenir le COO, en remplacement de Gassée qui vient d'être remercié.

Une de ses premières missions est de chercher un partenaire économique capable d'aider la société à créer des produits grand public. En effet, Sculley, alors CEO, a peur que le marché du Macintosh diminue avec le temps sous les coups de Microsoft et d'Intel. Il pense que la seule façon pour Apple de s'en sortir est de s'allier avec une entreprise qui a l'habitude de travailler sur des produits grand public. C'est dans cette optique que de nombreux produits sont créés comme le Newton (vous pouvez écouter l'épisode précédent à son sujet).

Apple est constamment en discussion avec d'autres sociétés afin de faire des fusions ou des acquisitions, et cela depuis le milieu des années 80. Au cours des années, pratiquement toutes les entreprises technologiques sont envisagées. Des acteurs reviennent souvent comme Sun ou IBM, mais nous pouvons citer aussi Sony, Kodak, DEC, Compaq, Bandai, Philips, HP, AT&T et j'en oublie. C'est à se demander qui n'a pas été un jour contacté afin de fusionner avec Apple...

Sun est une des sociétés qui revient le plus. Tellement qu'un accord était sur le point d'être signé en 1990. Dans le même temps, le patron d'IBM contacte Spindler pour lui proposer de travailler sur un nouveau processeur RISC pour ordinateurs de bureau. Si l'accord avec Sun est signé, Spindler perdrait sa place de COO au profit du patron de Sun. En travaillant avec IBM, Spindler fait capoter la fusion et sauve dans le même temps son poste.

PowerPC

D'où vient cette histoire de processeur RISC en partenariat avec IBM ? En effet, pour les puristes d'Apple, une telle alliance avec IBM parait totalement contre-nature, comme une alliance avec Satan lui-même. IBM a toujours été considéré comme le mal absolu, notamment par Steve Jobs qui a construit Apple comme l'anti-IBM. Et puis, n'est-ce pas l'IBM-PC qui a mis à mal la croissance d'Apple et le Macintosh ?

Cependant, les temps ont changé comme dit Bob Dylan. Steve Jobs n'est plus là et puis de l'eau a coulé sous les ponts. L'ennemi n'est plus vraiment IBM, mais plutôt Microsoft. Sculley décide alors de s'allier avec Big Blue afin d'avoir une chance contre la société de Bill Gates. Cela tombe bien, IBM aussi pense que Microsoft est trop puissant. Son alliance avec l'entreprise de Bill Gates continue avec l'OS/2 mais Microsoft joue sur les deux tableaux et avec la sortie de Windows 3.1, IBM sent que Microsoft s'est un petit peu foutu de sa gueule. Comme si l'OS/2 était fait pour distraire IBM alors que Microsoft se concentrait dans la réalité sur le développement de Windows.

Ainsi, IBM va essayer de s'allier avec Apple afin de limiter l'influence de Microsoft sur l'informatique grand public. Cela commence en 1991 quand Sculley montre aux dirigeants d'IBM une version du système d'exploitation Macintosh, appelé Pink, qui fonctionne sur une machine IBM avec un processeur Intel. Voici donc un ordinateur de marque IBM, avec un processeur Intel, qui fait tourner ce qui ressemble au System 7 d'Apple : une chimère, une hérésie !

Impressionné par le résultat, IBM décide de signer avec Apple un accord afin de porter le système Mac sur ses machines. En contrepartie, IBM donne à Apple une licence d'utilisation de son dernier processeur RISC appelé POWER, utilisé dans ses serveurs.

Quand l'alliance devient publique, Sculley dira : nous voulons être un acteur majeur de l'industrie informatique, pas un acteur mineur. La seule façon d'y parvenir est de travailler avec un autre acteur majeur.

Ainsi, les deux sociétés travaillent main dans la main afin de faire un nouveau système d'exploitation sur un tout nouveau processeur. Pour le développement du système d'exploitation, Apple et IBM créent une entreprise appelé Taligent. Nous en reparlerons en détails dans un prochain épisode.

IBM récupère un système d'exploitation afin de concurrencer l'hégémonie de Microsoft et Apple de son côté gagne un processeur de dernière génération : tout le monde y trouve son compte. Un autre élément à prendre à compte est qu'IBM a sans doute peur qu'Apple gagne son procès contre Microsoft, empêchant alors Big Blue d'avoir un système d'exploitation avec interface graphique. L'alliance leur permet d'avoir une solution en cas de victoire d'Apple.

Les deux sociétés font tout pour que le partenariat fonctionne. Chacun y met du sien alors que le gouffre culturel est énorme. Une anecdote célèbre parle d'une des premières réunions de travail où les ingénieurs d'Apple sont venus en costume alors que ceux d'IBM étaient en jeans et baskets. Les deux entreprises essayant en même temps de s'accommoder aux coutumes de l'autre.

Apple travaille depuis des années sur un Mac tournant avec un ou plusieurs processeurs RISC. On peut penser au projet Aquarius, lancé en 1986, qui avait pour but de faire un Mac tournant avec 4 processeurs RISC. Sculley avait même pensé acheter le constructeur Cray qui fabriquait alors les ordinateurs les plus rapides du monde. Bref, Apple pense depuis longtemps à faire des Mac qui utilisent autre chose que les processeurs 68000. Mais au début des années 90, cela devient un peu plus urgent.

En effet, la famille de processeur 68000 arrive en fin de vie. Motorola aussi regarde de près les processeurs RISC et travaille sur un successeur au 68000, appelé 88110 qui lui sera RISC. Celui-ci est fait pour être un processeur de nouvelle génération, capable de faire des calculs en parallèle permettant de faire de la 3D en temps réel ou encore du montage vidéo.

Apple met en place un projet, appelé Jaguar, qui a pour but de porter le système Mac sur le 88110. Le problème est que ce système ne sera pas rétrocompatible, demandant alors aux développeurs de réécrire tout ou une partie de leurs logiciels. De plus, le processeur 88110 subit des retards et a un développement chaotique à tel point qu'il est abandonné.

Comme c'est l'habitude chez Apple, un autre projet travaille sur le même sujet, c'est-à-dire porter le système Mac sur un processeur RISC mais à la différence que celui-ci sera rétrocompatible. C'est le projet Cognac. Il évolue rapidement et change souvent de processeur RISC. A chaque fois, les développeurs écrivent un émulateur 68k rendant leur projet rétrocompatible. 

Ainsi, avec la mort du 88100 et de Jaguar, le projet Cognac a pour but de porter le système Mac sur les processeurs POWER tout en le rendant retrocompatible. Comme Apple a une relation de confiance avec Motorola, elle l'intègre dans l'alliance AIM pour Apple IBM Motorola. On aurait pu trouver MIA ou IAM aussi mais Apple n'aime pas trop le rap marseillais. Le processeur POWER est légèrement modifié pour les ordinateurs de bureau par Motorola et afin de le produire en grande série. Il prend le nom commercial de PowerPC car c'est le processeur POWER mais pour des ordinateurs personnels donc PC. Le premier CPU de l'alliance est le PowerPC 601 qu'on trouvera sur le tout premier PowerMac annoncé pour les 10 ans du Mac et qui sort en mars 1994.

La différence de puissance avec les processeurs 68000 est gigantesque. Les critiques sont dithyrambiques. À tel point que l'ordinateur est rapidement en rupture de stock. Alors que les clients s'inquiétaient de la rétrocompatibilité, tout se passe étonnement bien. L'émulateur 68000 écrit par l'équipe Cognac fonctionne parfaitement. À un tel niveau que l'émulation est plus rapide sur le PowerMac qu'en natif sur le Quadra le plus puissant avec son 68040, un vrai tour de force difficilement croyable ! Le nouveau processeur est sidérant de puissance et explose la concurrence. Le PowerPC est plus petit, plus simple et moins cher à fabriquer et plus économe en énergie que son concurrent direct d'Intel : le Pentium.

De fait, la transition se fait sans difficulté avec la grande majorité des logiciels compatibles avec le nouveau processeur. Pour la plupart des utilisateurs, le changement d'architecture est totalement indolore. Ce changement d’architecture, qui a commencé en 1986, est un travail d’une grande ampleur. Qu’Apple ait réussi à le mettre en place sans crises est remarquable.

Même si le PowerPC est connu pour être le processeur des ordinateurs Apple jusqu'en 2005, on le retrouve sous différentes formes un peu partout. Il se trouve par exemple sur des serveurs d'IBM comme le RS/6000, connu entre autre pour avoir fait tourner l'intelligence artificielle Deep Blue qui battra le champion du monde des échecs Garry Kasparov.

On retrouve le PowerPC dans le domaine du jeu vidéo. En effet, la GameCube, la Wii, la Wii U (que tout le monde a oublié tellement l'échec était retentissant, je rappelle que la Wii U s'est moins bien vendu que la Dreamcast), la Xbox 360 et la Playstation 3 (en effet, le fameux processeur Cell est une variation du PowerPC qu'IBM a développé pour Sony) ont toutes des processeurs PowerPC. Ainsi, une génération entière de console de jeu utilisait un processeur issu des PowerPC (Xbox 360, PS3 et Wii).

Enfin, une version spéciale du PowerPC, appelée RAD750, est utilisé pour être le processeur de l'espace. En effet, le RAD750 est une version spécifiquement faite pour résister aux contraintes du vide intersidérale, notamment au niveau de la résistance aux radiations. On retrouve ce processeur sur les rover Curiosity et Perseverance qui ont atterri sur Mars. Et dernièrement, sur le télescope spatial James Webb.

Spindler CEO

Quand Spindler remplace Sculley à la tête d'Apple en juin 93, il prend très vite des décisions. Sans doute parce que Sculley avait tendance à ne pas en prendre et à hésiter constamment.

Il va prendre la difficile décision de licencier 2500 employés, soit 16% de la masse salariale. Il annule aussi dans la foulée un grand nombre de projets et baisse les dépenses en R&D de plus de 100 millions par an. Il est vrai qu'Apple dépense plus en R&D que Microsoft, sans avoir sa surface financière.

Les économies se font à tous les niveaux. Les employés voient certains de leurs privilèges s'évaporer : terminer les fontaines à eau, terminer les repas gratuits et le club de gym devient payant. Cela s'ajoute aux efforts demandés par Sculley pour économiser. En effet, il avait arrêter l'achat de voiture de luxe pour les dirigeants. De plus, il avait réduit les demandes d'augmentation : au lieu de pouvoir faire la demande deux fois par an, les employés d'Apple ne peuvent demander une augmentation qu'une seule fois par an. Spindler ajoute à cela l'arrêt de distribution de bonus. Comme on peut l'imaginer, l'effet sur le moral des troupes est dévastateur.

Cela néanmoins permet à l'entreprise de faire des économies et Apple refait enfin des bénéfices. L'action double sa valeur et l'entreprise redevient attractive. De plus, comme nous l'avons vu, la transition périlleuse au PowerPC s'est faite dans les meilleures conditions. 

L'alliance avec IBM pour la création du processeur démontre que les anciens ennemis peuvent travailler ensemble. C'est donc naturellement qu'il est question d'un rapprochement des deux entreprises vers la fin de l'année 1994. IBM fait une offre à 40$ par action alors que sa valeur était à 35$. Apple considère l'offre trop basse. Se sentant pousser des ailes, Spindler demande un parachute doré pour lui et ses dirigeants et fait une contre-offre à 60$, s'attendant à une négociation de longue haleine avec une autre offre de d'IBM. Malheureusement, celle-ci ne viendra jamais.

Spindler fait une autre erreur de taille mais cette fois-ci au niveau de la gestion du stock. En 1993, les ordinateurs qui se sont le plus vendus étaient ceux d'entrée de gamme. Or, en 1994, c'est exactement le contraire : les PowerMac sont alors en rupture de stock et cela juste avant les fêtes de fin d'année. C'est un manque à gagner colossale comme on dit en Allemagne. Et pendant ce temps, des milliers d'ordinateurs dorment dans des hangars, ne trouvant pas preneur.

L'attaque des clones

C'est dans cette ambiance particulière que Spindler décide de réouvrir le débat sur les clones. Comme nous allons le voir, c'est un débat presque aussi vieux que le Macintosh lui-même. A la fin de l'année 1984, quand les ventes du Mac commencent à ralentir, de nombreuses voix s'élèvent pour demander à ce que d'autres entreprises puissent fournir des ordinateurs compatibles avec le Mac afin d'imposer la plateforme. La théorie étant qu'avec plusieurs vendeurs de Mac, il y aurait plus de choix pour le consommateur. 

Bizarrement, celui qui défend avec le plus d'énergie le principe de clones n'est autre que le patron de Microsoft, Bill Gates. N'oublions pas qu'alors, Microsoft est fortement lié à Apple. Une grande partie des ventes de ses logiciels se font sur les ordinateurs Apple donc Bill Gates veut évidemment qu'Apple réussisse, ne serait-ce que pour assurer son chiffre d'affaires.

C'est ainsi qu'il envoie un mémo détaillé à John Sculley et à Jean-Louis Gassée les suppliant de vendre des licences du système Mac à d'autres entreprises. J'ai mis un lien vers ce fameux mémo dans la description et je vous conseille de le lire, c'est assez intéressant quand on sait ce qui arrivera par la suite.

Sans réponse, Bill Gates ne se décourage pas et envoie un deuxième mémo un mois plus tard, le 29 juillet 1985. On n'est jamais en vacances chez les Gates.

Il ajoute trois entreprises à la liste déjà exhaustive de celles qui seraient prête à faire des ordinateurs avec licence Mac. Il termine la lettre par : je veux vous aider de toutes les manières possibles à obtenir une licence. N'hésitez pas à m'appeler.

Personne ne l'appellera. En conséquence, Windows 1.0 est lancé 4 mois plus tard, système lui qui peut être installé sur n'importe quelle machine, comme le voulait Gates pour le Mac.

Cependant, même en interne chez Apple, le débat fait rage. Si Sculley ne comprend pas trop cette histoire de licence, Gassée lui comprend bien et refuse que des concurrents fassent des Mac bas de gamme. D'autres, comme un des vice-président, contacte en secret des sociétés, parmi elles Sony, pour voir si une licence Mac pourrait les intéresser. 

Dan Eilers, directeur stratégique des investissements, de son côté, fait une analyse poussée du sujet à la demande de Sculley (sans doute aussi pour lui permettre de mieux comprendre la situation). Eilers conclut, qu'à terme, les avantages du système Mac, comme sa facilité d'utilisation, seront copiés par la concurrence provoquant une chute de ses parts de marché. Ce serait le début de la fin : avec une part de marché en recul, les développeurs seraient moins motivés pour développer des applications, donnant moins de raisons aux clients d'acheter un Mac, faisant baisser d'autant la part de marché et le cercle vicieux se referme. 

Il termine sa démonstration en disant qu'il faut porter le plus rapidement possible le système Mac sur les ordinateurs tournant avec des processeurs Intel et ensuite proposer un plan agressif afin de fournir des licences Mac à d'autres entreprises tant qu'Apple a un avantage sur le marché, sinon ce sera trop tard.

Jean-Louis Gassée est totalement contre : il pense qu'il est techniquement impossible de porter le système Mac sur les processeurs Intel. De plus, il craint que le système de licence fasse perdre de l'argent à Apple qui jouit de marges obscènes sur ses ordinateurs. Enfin, il menace que ses ingénieurs démissionneront en masse si l'idée des licences devient réalité. Sculley met alors l'idée de côté.

Alan Kay, lui, est dépité. Il dira : à partir du Macintosh, Apple devient une société de logiciels, pas une société de matériels. Ce qui différencie le Mac de tous les autres ordinateurs n'est pas le matériel, mais le système d'exploitation. Quand vous êtes dans le domaine du logiciel, vous devez fonctionner sur toutes les plates-formes, donc vous devez mettre le système d'exploitation Mac sur le PC et le mettre sur les stations de travail Sun et le mettre sur tout le reste, parce que c'est ce que vous faites si vous êtes dans le domaine du logiciel. Les gens du logiciel sont toujours multi-plateforme, parce que vous voulez fonctionner sur tout. C'était une énorme bataille, probablement la plus grande bataille que j'ai perdue ici chez Apple. 

En parallèle, la guerre judiciaire entre Apple et Microsoft commence. Apple est alors persuadé de gagner donc naturellement le projet de licence Mac est abandonné. De plus, le Mac commence à avoir du succès grâce à PageMaker et la publication assistée par ordinateur de manière générale. 

Néanmoins, Eilers revient à la charge et pense toujours que ce succès est passager. En aout 90, il propose 4 stratégies : 

- Vendre la licence du système d'exploitation

- Vendre la licence du système d'exploitation ainsi que le matériel le faisant tourner

- Créer une deuxième marque Mac d'entrée de gamme afin d'augmenter la part de marché de la plateforme

- Créer une entreprise Macrosoft dans le but de porter Mac OS sur les processeurs Intel.

Cette fois c'est Spindler qui met fin à la discussion, disant que tout cela est intéressant mais que c'est de toute façon trop tard. Il a sans doute raison, ce qui rend la suite d'autant plus illogique.

3 ans plus tard, alors CEO, Spindler change d'avis. La situation d'Apple en 1993 n'est plus du tout la même. La plateforme est isolée du reste de l'industrie et le standard incontesté est la plateforme WinTel. Spindler est bien seul au sein de la société : tous ceux qui voulaient ouvrir le Mac sont partis d'Apple. 

Cependant, au cours la création du PowerPC, IBM propose de créer une spécification technique autour du tout nouveau processeur. Ce standard, appelé CHRP (pour Common Hardware Reference Platform) propose d'utiliser du matériel standard afin de créer un ordinateur avec processeur PowerPC, permettant à n'importe qui de créer un ordinateur. Apple participe à reculons et en retard à CHRP et annonce en janvier 94, en même temps que le PowerMac pour les 10 ans du Mac, que des producteurs d'ordinateurs de premier plan vont proposer des Mac d'ici la fin de l'année.

Or, rien n'est signé. Si Spindler pense que des mastodontes comme Compaq ou Dell seraient intéressés, ce ne sera pas le cas. Les cloneurs ne se bousculent pas et Apple a des difficultés à trouver ne serait-ce qu'une seule entreprise qui veut participer à cette histoire de clonage. Les cloneurs potentiels ne voient pas comment ils pourraient concurrencer Apple. De plus, on peut se poser la question de la pérennité sur le long terme d'un tel accord.

Au final, la première licence est vendue à Power Computing, start-up inconnue qui avait pour but de vendre des clones de Mac par correspondance. Nous sommes bien loin de Dell. La deuxième licence est récupérée par Radius, connu pour fabriquer des périphériques pour le Mac.

Bien que Radius et Power Computing soient des entreprises de taille réduite, Spindler annonce plus d'un million de clones seront vendus d'ici la fin de l'année 95. Son objectif est de doubler la part de marché du Mac en 5 ans.

Certains au sein de la firme de Cupertino commencent à partager leurs craintes : et si au lieu de gagner des parts de marché au PC avec Windows, les cloneurs prenaient des parts de marché à Apple ? Dans le même temps, un gros vendeur de PC, Gateway, approche Apple afin de faire des clones. Mais Apple refuse, sans doute avec la peur que Gateway devienne un trop gros concurrent. Bref, tout et son contraire est annoncé. Spindler veut des gros noms mais quand un se présente, il prend peur.

Power Computing a parmi ses ingénieurs des anciens d'Apple qui ont développé le Power Mac. Ils sont partis car frustrés par les décisions à Cupertino. Du coup, les Power clones, comme on les appelle, sont des machines moins chères et plus rapides que leurs équivalents chez Apple. Au lieu d'étendre le marché avec des ordinateurs d'entrée de gamme comme l'avant anticipé Apple, Power Computing concurrence le haut de gamme. C'est pour cela que l'accord avec Gateway n'a jamais été signé. Si une start-up peut faire du mal à Apple, ils ne peuvent pas imaginer le désastre si une grande entreprise venait les concurrencer.

Spindler est obnubilé par l'idée d'augmenter la part de marché du Mac. En plus de permettre la création des clones, il augmente massivement la production des Mac. Cela a pour conséquence des problèmes au niveau du contrôle de qualité. Et puis, comment prédire quel ordinateur produire en masse quand on ne connaît pas la concurrence des clones ? Comment organiser sa ligne de produits en conséquence ? D'autant plus, comme nous l'avons vu, quand Apple est incapable en temps normal de prédire quel produit sera populaire, se trouvant souvent en rupture de stock pour un produit et avec des stocks massifs pour l'autre. La décision de laisser des concurrents mettre des clones sur le marché sera vue comme une erreur majeure, pas en soi, mais parce qu’elle survient sans doute au pire moment.

Même Jean-Louis Gassée, souvent pointé du doigt comme le responsable sur la position d'Apple de ne pas ouvrir le Mac, fait amende honorable des années après. Il dira par la suite : je suis conscient d'être connu comme le Grand Satan de la licence... je n'ai jamais été pour ou contre la licence. Je ne voyais simplement pas comment cela pouvait avoir du sens. Mais mon approche était stupide. Nous étions juste des gros chats vivant d'un business qui n'avait pas de concurrence.

Àce sujet, Jean-Louis Gassée est une des très rares personnalités de premier plan dans le monde de la technologie à reconnaître ses erreurs. Il y a beaucoup de sagesse dans ses propos.

Ainsi, la décision de laisser faire des clones arrive au plus mauvais moment. Les stocks d'Apple sont pleins d'ordinateurs que personne ne veut. De leurs côtés, les cloneurs leur prennent des parts de marché sur le haut de gamme, chose que Spindler n'avait pas prévu. Donc non seulement les clones n'augmentent pas la part de marché de la plateforme Mac, mais ils font perdre de l'argent à Apple. Un comble ! Apple ou l'art de se tirer une balle dans le pied.

Afin de réduire les stocks, Apple fait des réductions monstrueuses sur les Performa et enterre dans le désert du Nevada les machines qui ne se vendent pas. Cela devient une mauvaise habitude.

Au plus mal, Apple continue à essayer de trouver un partenaire. En avril 95, c'est Canon qui approche Apple en offrant 54,50$ par action quand celle-ci en vaut 35$. Donc plutôt une bonne offre. Spindler n'est pas convaincu de la synergie entre Apple et Canon, il va donc voir IBM pour les relancer. Cependant, Big Blue est depuis passé à autre chose : il a acheté Lotus Development Corporation pour 3,5 milliards et donc n'a plus vraiment de quoi acheter Apple.

Spindler fait alors le tour des prétendants : Compaq, Hewlett-Packard, Philips, Sony, Toshiba, et encore et toujours Sun mais personne n'est intéressé. En juin 95, Apple a plus d'un demi-million de Mac en stock qui prennent la poussière, pour une valeur de plus d'un milliard de dollars. Au niveau trésorerie, c'est une catastrophe.

Mais comme dit Jacques Chirac, les emmerdes ça vole toujours en escadrille. En aout 95, c'est la sortie de Windows 95 avec le plus gros budget marketing de l'histoire de l'informatique : plus de 200 millions de dollars. Il faut bien ça pour acheter le droit d'utiliser la chanson Start me up des Rolling Stone.

Qu'à cela ne tienne, Apple souhaite la bienvenue au dernier système d'exploitation de Microsoft en affichant unepublicité en pleine page dans le Wall Street Journal avec écrit en gros « C:\ONGRTLNS.W95 », allusion sarcastique aux noms de fichiers cryptiques de Windows. En effet, les noms de fichiers sous MS-DOS et Windows à l'époque ne pouvaient pas dépasser 8 lettres avec en plus 3 lettres pour l'extension, restriction qui n'existe pas sur le Mac.

Cette publicité rappelle un peu celle diffusée lors de l'arrivée de l'IBM-PC (je vous invite à ce propos à écouter, si ce n'est pas déjà fait, l'épisode 4 sur l'Apple III qui aborde cette publicité). Cela fait penser au marché qu'Apple ne prend pas trop au sérieux la menace de Windows 95. Et ils ont raison. La preuve étant que Spindler avait prévu une hausse de 30 % des ventes alors que Windows 95 vient tout juste de sortir. Or, les stocks sont déjà pleins. Bref, c'est un cataclysme qui s'annonce.

POWERBOOK 5300

Vous vous rappelez des emmerdes qui volent en escadrille ? Alors qu'Apple fait face à de multiples crises, son dernier ordinateur portable, le PowerBook 5300 a des problèmes. En effet, il était censé être le portable qui allait se vendre par centaines de milliers : c'est le premier PowerBook avec un processeur PowerPC. Il est très attendu : Apple met plus d'un an avant de proposer un portable avec son dernier processeur. Malheureusement, il est victime de nombreux problèmes de production. Alors qu'il commence tout juste à être envoyé chez des revendeurs, deux machines prennent feu : une chez un développeur et une autre dans une usine à Singapour. La responsable est la batterie (vous vous rappelez le Samsung Galaxy Note 7 ?), batterie fournie par Sony, qui surchauffe quand elle se recharge. Les media en font leur chou gras et l'image déjà passablement écornée d'Apple en prend un coup. 

Tous les PowerBook 5300 sont rappelés et la batterie est remplacée par une moins performante (mais qui ne prend pas feu, c'est déjà ça). L'autonomie du PowerBook en pâti grandement.

Mais ce n'est pas tout. Outre la batterie, la machine est mal née. Par exemple, le casier a tendance à se fissurer, le câble d’alimentation est trop fin et à tendance à se casser, et l’alimentation ne délivre pas assez d’énergie si on utilise des cartes d'extension.

Même du côté du marketing, rien ne va. Le PowerBook 5300 doit apparaître dans le dernier film de Tom Cruise : Mission Impossible. Malheureusement, Apple n'a pas la main sur le scénario et découvre que le personnage de Tom Cruise utilise le PowerBook, mais avec une interface en ligne de commandes qui ressemble à MS-DOS. Difficile alors de se rendre compte que le héros utilise un Mac.  Ce coup de com' a couté 15 millions de dollars. A cause de ce fiasco, Apple perd sa place de vendeur numéro 1 d’ordinateurs portables.

En parallèle, beaucoup de choses se passent en coulisse. La mauvaise santé d'Apple ne passe pas inaperçu. On apprendra bien des années plus tard qu’en décembre 95, Steve Jobs pense à racheter Apple avec son ami Larry Ellison, le milliardaire patron d’Oracle. Ils en discutent sur la plage alors qu’ils sont en vacances ensemble à Hawaï. Après le succès de Toy Story, les actions que possède Jobs dans Pixar sont alors évaluées à 600 millions de dollars et Ellison de son côté pèse 5 milliards de dollars. Ils ont des contacts dans des banques d'affaires et des investisseurs prêt à les suivre. Mais au dernier moment, Jobs se rétracte : il ne veut pas d’une prise de contrôle « hostile ».

Le 23 janvier 96, à la réunion des actionnaires, c’est un Spindler exténué qui se présente devant eux. Il admet que les résultats d’Apple sont en deçà des prévisions et annonce que cela va s’améliorer vers la fin de l’année. Il annonce de nouveau des licenciements : 1300 personnes soit 8 % des employés. Il annonce aussi la réduction du nombre de modèles Mac pour réduire la confusion auprès des consommateurs. Il essaie de trouver des excuses pour les pauvres performances de l'entreprise comme un marché qui se tourne vers les ordinateurs d'entrée de gamme, limitant les marges d'Apple. Le marché japonais, normalement très porteur pour la marque à pomme, est sujet à une guerre des prix qui fait mal à Apple. Malgré ses explications, de nombreux actionnaires demandent sa démission. La réunion est extrêmement dure pour Spindler qui apparaît visiblement affecté.

Même s'il est soutenu publiquement par Markkula, personne n'est dupe : les jours de Spindler à la tête d'Apple sont comptés. Et de toute façon, un soutien public de ce genre n'est jamais bon signe. Un peu comme quand un président de club de Football dit publiquement qu'il a toute confiance en son entraineur. Généralement, cela veut dire qu'il va sauter dans les prochaines semaines.

Le coup de grâce vient étrangement de Sun. L'entreprise est elle-aussi terrifiée par Microsoft qui devient un acteur qui prend trop de place sur le marché de l'informatique grand public. Sun propose alors une fusion avec Apple à base d'échange d'actions. Jusque-là rien de surprenant. 

Sauf que Sun propose une évaluation de l'action d'Apple en dessous de son prix sur le marché : 23$ alors que l'action est évaluée à 31$. C'est une véritable insulte. Le projet d'accord fuite et fait paniquer les actionnaires ainsi que les clients d'Apple. Une semaine après la réunion des actionnaires, Spindler est remercié par le conseil d’administration. Il est remplacé par un autre membre du conseil : Gilbert Amelio.

Conclusion

Spindler était sans doute un excellent manager, mais le poids des responsabilités était trop lourd pour lui. À plusieurs reprises, des employés d’Apple le retrouvent complètement exténué sur sa chaise. Alors qu’un collègue le cherche, il se cache sous son bureau pour éviter de faire face à ses responsabilités. On ne peut pas imaginer la pression que se mettait Spindler. D'autant plus qu'au niveau personnel, c'était malheureusement compliqué. Alors qu'il est nommé CEO, sa femme est diagnostiqué avec un cancer. Un an après, c'est sa fille qui est victime d'un grave accident de la route.

Les licenciements et les demandes d'économies demandées aux employés l'ont rendu dès le départ très antipathique en interne. Son image publique n'est pas non plus très positive. Il fait peu d'apparitions publiques et quand il le fait c'est désastreux. Il a tendance à lire des discours d'une voix monotone, se contentant de lire sans ajouter d'émotions, donnant l'impression qu'il n'est pas vraiment concerné.

Cependant, Spindler était un vrai amoureux d'Apple. On peut s'en apercevoir dans son un mail émouvant à tous les employés d’Apple lors de son départ :

« Il est temps pour moi de partir ! J’ai fait des erreurs et des mauvais jugements ? Oh oui, beaucoup même. Que ce soit au niveau professionnel comme personnel. Je prends l’entière responsabilité pour tout ce qui n’a pas marché et qui aurait dû marcher. J’ai essayé de faire de mon mieux, que ce soit intellectuellement ou physiquement dans le monde entier pour porter notre cause. Ceux qui, pendant toutes ces années, m’ont aidé et guidé, je vous remercie sincèrement du fond du cœur pour votre amitié. En m’éclipsant de cette entreprise que j’adore, je redeviendrai moi-même : un meilleur père, un meilleur mari et une meilleure personne ».

Il faut tout de même mettre à son crédit le fait que c'est sous sa direction que la transition des puces Motorola 680X0 aux puces PowerPC s'est déroulée. Une transition extrêmement délicate qui aura été maîtrisée sans réelle mauvaise surprise pour les consommateurs.

Produits tous azimuts 

Pour illustrer la gestion byzantine de Spindler des lignes de produits d'Apple, nous allons prendre quelques exemples parlants. C'est sous sa direction qu'une nouvelle gamme d'ordinateur, Performa, est créée pour le marché des ordinateurs familiaux. De fait, il est nécessaire de renommer la plupart des machines. Par exemple, le Mac Color Classic II est renommé en Performa 275 alors que le Mac Classic II, lui, devient le Performa 200. Les noms perdent totalement de leur sens : impossible de savoir quelles sont les différences entre le Performa 400 et le Performa 200. Le 400 est-il deux fois plus puissant ? A-t-il un disque dur deux fois plus grand ? Ce n’est pas tout. Afin d’ajouter de la confusion à la confusion, un même ordinateur peut se retrouver sous deux noms différents. Par exemple, le Performa 475 est aussi vendu sous le nom Quadra 605. Vous êtes perdu ? Ce n’est pas fini. Chaque ordinateur Quadra a son équivalent sous le nom Centris, généralement un peu moins rapide et un peu moins cher. Évidemment, le résultat ne se fait pas attendre : les consommateurs sont complètement perdus. D’autant qu’aux États-Unis, chaque modèle a plusieurs déclinaisons, comme le Performa 450 décliné en 451, 455, 460 et 461 !

Ensuite, comme Sculley, Spindler cherche à faire de nouveaux types de produits pour essayer de supplanter le Macintosh. Cependant, le diversification se fait dans tous les sens et la plupart des produits sont lancés sans conviction et sont abandonnés très rapidement.

Parmi eux, le Macintosh TV qui sort en octobre 93. C'est un Macintosh qui, comme son nom l'indique, permet de regarder la TV grâce à son tuner intégré. Apple ne s'est pas fatigué : c'est un Performa 520 avec un casier noir afin d'avoir un design plus proche du matériel Hi-Fi de l'époque. Tout le monde pense qu'on peut regarder la TV en utilisant le Mac mais ce n'est pas le cas. L'écran a deux modes : un mode TV et un mode Mac. L'utilité est limitée, d'autant plus que l'écran est très petit bien que de qualité : c'est un écran Sony Trinitron mais de 14 pouces, loin de la taille moyenne des TV de l'époque. Il ne s'en vendra que 10 000 exemplaires et sera abandonné au bout de 4 mois.

Autre produit surprenant, le Quicktake Digital Camera qui est un des tous premiers appareil photo numérique. Il est né d'un partenariat avec Kodak. Les limitations techniques sont nombreuses : une résolution maximum de 640*480, pas de mise au point, ni de zoom, ni d'écran de prévisualisation. Son prix de 750$ le condamne sur le marché avec une concurrence argentique de bien meilleure qualité.

Mais le produit le plus bizarre (et avec le nom le plus discutable) est le Pippin. Apple voit avec gourmandise le marché des jeux vidéo qui est en forte croissance. Au lieu de créer sa propre console, il est décidé de faire une plateforme ouverte permettant à n’importe quel constructeur de produire sa console à condition qu’elle remplisse un certain nombre de contraintes. Principe inspiré par la 3DO qui a eu à peu près le même succès. Pour information, le patron de 3DO, Trip Hawkins, est le fondateur aussi d'Electronic Arts mais aussi l'ancien directeur de marketing d'Apple !

La Pippin est créée en partenariat avec Bandai. La console est basée sur un Macintosh Classic II. Les jeux utilisent le format CD-ROM. La Pippin existe en trois versions : la Bandai Pippin Atmark pour le marché japonais qui est beige, comme tous les ordinateurs Apple à l’époque, la Bandai Pippin @World qui, elle, est noire pour le marché américain et enfin la Katz Media Pippin, version européenne, qui est utilisée principalement comme centre multimédia pour les hôtels. Une chose notable est la présence d’une trackball sur la manette, inédit pour une console de jeux. Autre spécificité : quelques années avant la Dreamcast, la Pippin permet de se connecter à Internet.

C’est un échec commercial de grande ampleur. La Pippin restera dans l’imaginaire collectif comme une des pires consoles jamais sorties. Il faut dire que la concurrence est rude avec la Sega Saturn et la Sony PlayStation. A sa sortie, la Pippin est deux fois plus chère que la Playstation. Steve Jobs mettra fin aux souffrances de la Pippin en 1997, moins d'un an après sa sortie. Au total, le nombre total de Pippin vendu ne dépassera pas les 50 000 exemplaires.